Dès le début des attaques israéliennes sur Gaza, la destruction méthodique et systématique des immeubles, des monuments historiques, des lieus de culte, est de règle, en dépit de l’Article 53 de la convention de Genève où il est stipulé qu’ « il est interdit à la Puissance occupante de détruire des biens mobiliers ou immobiliers, appartenant individuellement ou collectivement à des personnes privées, à l'Etat ou à des collectivités publiques, à des organisations sociales ou coopératives, sauf dans les cas où ces destructions seraient rendues absolument nécessaires par les opérations militaires » .
Le gouvernement israélien fait fi avec obstination et coûte que coûte en prétendant que cette loi n’est pas applicable au Territoire palestinien au motif que celui-ci n’est pas reconnu comme un Etat.
« Si vite que court le mensonge, la vérité un jour le rejoint». Comme le montre si horriblement la destruction de villages entiers dans le sud du Liban, cet argument avancé par Israël n’est qu’un de ses innombrables mensonges qui cultivent depuis toujours sa propagande.
Le déferlement des infos, des photos sans que le monde ne réagisse, dépasse la limite de l'intenable et de l'imaginable lorsqu’elles ne puissent même pas faire vibrer une petite brindille au milieu de tout ce chaos.
Nous avons visualisé avec effroi les vidéos transmises par l’armée israélienne montrant le dynamitage de maisons dans le sud du Liban. Encore une fois, le prétexte fallacieux est celui de bombarder un tunnel du Hezbollah, tout comme ils ont toujours prétexté la présence de combattants du Hamas dans les hôpitaux de Gaza.
La maison ou Almanzil, en arabe, a toujours revêtu une valeur symbolique forte. Notre corpus de poésie en témoigne largement depuis l’anté-islam, passant par la poésie andalouse jusqu’à plus récemment la poésie palestinienne.
Je vais donc vous parler d’une maison démolie par l’armée israélienne, à Oudayssé, une maison qui résume tant d’autres, toutes les autres construites « avec le sang du cœur » pour ainsi dire à quel point ce n’est pas qu’un simple foyer, condensant une vie, la sienne aussi immense soit-elle.
De quoi cette maison est-elle le nom ?
Une histoire de quatre générations au moins, véhicule les déboires et les péripéties mais aussi la joie, la continuité et la transmission.
Lieu de refuge, lieu de contenance, lieu d’identification, lieu de création, lieu de partage bien au delà de ce qui s’y offre envers et contre tout.
Ainsi la maison a une âme. A notre image, elle se construit, évolue, vieillit, transmet, étreint, parle, chuchote, écoute …
Ces vers le disent mieux que quiconque:
مررتبدارهمشوقاًإليها ..
لعليألمحالأحبابفيها
فمامننائمفيالداريصحو ..
ومامنزائريدنوإليها
سألتالجار : ماالأخبارقللى
فقال : الدارأبقىمنذويها
أماتعلمبأنالناستمضي ..
وأنالدارتنعيساكنيها
Passé devant leur maison saisie de langueur
Peut-être y apercevrai-je ceux que j'aime
Pas de dormeur dans la maison qui se réveille
Et pas de visiteur qui s'en approche
Au voisin, je demandai : Quelles sont les nouvelles ?
La maison est plus durable que ses habitants, dit-il
Ne sais-tu pas que les gens partent, et la maison pleure ses habitants ?
Autrefois, oui, les maisons parlaient de leurs occupants, des maîtres du lieu qui sont partis. Partir, n’est ce pas mourir un peu ?
Mais celle-ci, la maison de la famille Baalbaki, je connais un peu plus son histoire.
Avec l’obsession d’un artiste virtuose, Abdel-Hamid Baalbaki, érudit sans aucune prétention, construisit un rêve, une maison-rêve, un enclos cultivé de passions diverses et variées. Ce rêve, partagé avec les siens, se transforme en sanctuaire.
Collectionneur hors pair, il traitait ses trouvailles avec une méticulosité troublante, les chérissait pour leurs valeurs symboliques et point pour leurs cotes sur le marché. Cette maison renfermait des trésors inouïs, des souvenirs d’antan incalculables.
Qui n’est pas resté ébahi devant cette bibliothèque où étaient cisaillés et taillés par ses mains des arabesques et des vers ? Sur ses murs, on saluait ses toiles qui continuaient à converser depuis son départ et nous raconter les histoires de cet homme, Abdel-Hamid, conservateur, restaurateur et créateur qui aurait voulu un autre destin que celui de l’anéantissement.
Il n’a eu de cesse de partager avec les proches son goût pour l’esthétique, pour la valeur des objets, pour l’histoire avec tellement d’enthousiasme et de ferveur.
Toute jeune, pendant la guerre civile, lotie avec ma famille dans un « endroit sûr » comme on disait, je buvais ses paroles lors des discussions interminables avec mon père autour de « Jalsetchaï »: l’heure du thé. Tous les deux parlaient de l’histoire de « Jabal Amel », de ses seigneurs, de Ahmad Bâcha El Jazzar, des immenses bibliothèques brûlées, de la richesse de cette terre en savoir et en figures de résistance … la terre de « Jabal Amel » serait un des lieux les plus riches en trésors archéologiques enfouis dans son sein, et heureusement non encore exhumés parce que l’époque ne se prête pas, avec un clin d’œil à la corruption régnante et à la proximité d’un ennemi qui veut tout engloutir. Ils parlaient aussi de la Nakba de 1948, où étaient, déjà à l’époque, perpétrés des massacres par les Israéliens. « Kafar Kassem », « Deyr Yassine » … et des massacres de civils dans le sud du Liban à « Salha »et « Houla » toujours en 1948.
Il n’était point vaniteux de la vanité de ces artistes imbus de leur ego, il voulait juste se reposer, du repos éternel avec sa bien-aimée, sa compagne de vie et sa conseillère. Elle s’appelait Adiba, comme on-dit en arabe, la personne incarne son nom. Adiba, la regrettée, pour ceux qui l’ont connue, était d’une délicatesse et d’une grâce légendaires. Avec intelligence et flair, elle participait à tous les détails de cette vie pleinement artistique.
Abdel-Hamid Baalbaki et Adiba Rammal étaient enterrés dans ce sanctuaire l’un à côté de l’autre, au milieu de ce qu’ils ont réalisé à deux, de ce qu’ils ont transmis. Leur âme habitait encore ce lieu il y a quelques jours. Mais la main de l’assassin, la main maudite en a décidé autrement. Elle l’a réduite en cendres, par un tournemain sans sourciller.
Nul doute que la clé portée et transmise par les Palestiniens chassés de leurs maisons en 48 est devenue le symbole du retour. Ce retour à une maison est encore plus concret lorsque la maison existe toujours quand bien même habitée par les Israéliens arrivés en 48. Cette clé-espoir de retour est une menace latente pour leur quiétude et pour quelques-uns leur conscience. Cette destruction méthodique de villages entiers dans le sud du Liban et de quartiers entiers à Gaza n’est-elle pas aussi, cette politique de terre brûlée, une manière de dissuader du retour en effaçant la possibilité d’utilisation de cette clé ?
Il ne nous reste à l’heure actuelle que résister contre soi-même et écrire et dénoncer. Exprimer l’implosion dans cette explosion, exprimer l’au-delà des mots, l’innommable de la violence.
Le Jazzar est déjà passé sur notre terre sainte. Nous avons su nous relever et reconstruire. De toutes les maisons réduites en cendres, de tous nos villages volés en éclats, de toutes les personnes qui irriguent de leur chair le sol, la désolation est immense mais l’obstination est gigantesque. Cette terre nous appartiendra pour toujours et nous la transmettrons à notre tour advienne que pourra.
Des maisons seront érigées à nouveau et autrement avec douleur oui, mais aussi avec amour, avec fougue et avec obstination. Notre ciment à cette terre- notre terre pour la postérité et pour la mémoire des fondateurs. Des jardins seront cultivés de nos pigments de la vie et de nos racines enfouies précieusement en chacun de nous.
Je dédie ce texte à Joumana et à nos pères.
Par Abir Chahine
Médecin, écrivaine et éthicienne.