La société s’est créé une nouvelle divinité omnipotente: l’argent. Aucune autre religion ne peut rivaliser avec la force et le poids de la pièce et du billet.

«La grande erreur de notre temps, cela a été de pencher, je dis même de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien matériel. Il faut relever l’esprit de l’homme, le tourner vers la conscience, le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C’est là et seulement là que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même et par conséquent avec la société». Ces paroles décrivent la société du XIXe siècle. Déjà la terreur matérialiste, la course effrénée derrière les biens matériels, le surplus de choses à emmagasiner, la cupidité irrépressible de cumuler allant jusqu’au capharnaüm, toutes ces réalités faisaient ravage dans un siècle dur, sombre où les tensions sociales ont atteint, avec l’industrialisation des sociétés et la création des usines, des fabriques et autres manufactures, un ordre social en strates coupées les unes des autres.

Aujourd’hui, presque deux cents ans plus tard, la société s’est créé une nouvelle divinité omnipotente: l’argent. Aucune autre religion ne peut rivaliser avec la force et le poids de la pièce et du billet. Celui-ci étant le régulateur des bourses humaines où l’on marchande le prix de tout, y compris des humains, sans jamais s’occuper de la valeur de rien. Et dans cette course quotidienne derrière le denier, le travail est la norme absolue. Ce qui en fait la pire des conditions humaines, depuis que les humains foulent cette terre.
Signer au bas d’une page sur la moitié de la durée d’une journée, d’une vie, pour produire et obtenir en retour une paye qui fait fi des efforts consentis, mais se base sur les capacités cognitives des uns et des autres à se placer sur l’infini échiquier de la bourse du travail. Ce paradigme a consacré la condition d’une large frange de la société humaine qui n’existe que pour suivre les directives des autres. «L’homme fort dit : je suis. Et il a raison. Il est. L’homme médiocre dit également : je suis. Et lui aussi a raison. Il suit», assène ce même Hugo. Suivre. Aveuglément. Dans la soumission. Ne jamais espérer autre condition que celle qui peut garantir une certaine longévité à ce cycle du travail.

Se lever en se dépêchant d’aller vendre son temps, son énergie, ses efforts à une structure qui considère le travailleur comme un investissement à court terme, avec une date de péremption. Une fois ce seuil franchi, le travailleur doit subir le retrait. Celui-ci équivaut à une sentence : cet individu n’est plus en mesure de nous fournir ce qu’on veut de lui. Il ne peut plus faire partie de cette structure. C’est ce qui fait dire à Raymond Aron que «quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux». Mais est-il possible de choisir dans un monde dont les mécanismes sont implacables et fondés sur une doctrine qui a montré jusque-là son efficacité à réduire les hommes en esclaves et en simples outils de production ? Karl Marx disait que «toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer de la richesse et de la pauvreté».

Une fois inscrit sur un listing de pauvres, il est impossible d’en sortir. C’est une condamnation à vie, jusqu’à la retraite, la mise au repos définitif loin de la fabrique, de la manufacture, de l’usine. Face à cette vérité effarante, la boutade de Henri Jeansen prend tout son sens : «Le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi». Une saillie qui trouvé écho chez un auteur qui a bien connu le monde du calvaire, Joseph Conrad : Je n’aime pas le travail, nul ne l’aime ; mais j’aime ce qui est dans le travail l’occasion de se découvrir soi-même».