Le Suédois Nils Andersson, un nom synonyme d’engagement assumé pour la cause du peuple algérien dans sa lutte contre le colonialisme, éditeur engagé auprès du peuple algérien pendant la Révolution nationale, revient, dans cet entretien accordé au Jeune Indépendant, en marge de sa conférence « Témoignages » au Salon international du livre d’Alger (SILA), sur la reconnaissance par la France de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi. Il estime que c’est un geste qui reste largement insuffisant au vu des crimes commis par l’Etat français durant la guerre de Libération nationale. Il aborde également les transformations géopolitiques actuelles, soulignant la montée du Sud global et la redéfinition des rapports de force entre le Nord et le Sud.

Le Jeune Indépendant : Vous avez évoqué, lors de votre intervention, l’importance de l’engagement des militants algériens en France pour la libération de l’Algérie. Selon vous, quels ont été les principaux défis auxquels ils ont dû faire face dans leur lutte ?

Nils Andersson : Les militants algériens en France ont dû faire face à la division au sein de la communauté algérienne, où beaucoup parmi les migrants soutenaient l’indépendance mais ne savaient pas qui menait réellement la lutte. La figure de Messali Hadj, respectée par beaucoup, était perçue comme celle qui avait lancé la Révolution. Le FLN, initiateur de la lutte armée devait non seulement lutter contre la colonisation, mais aussi convaincre les Algériens en France de le rejoindre.

Ensuite, il y avait l’oppression constante du gouvernement français. Les militants du FLN étaient régulièrement surveillés, arrêtés et emprisonnés. Leur travail se faisait dans des conditions de grande clandestinité. Le FLN a dû faire face à une répression sévère et à une guerre psychologique menée par la police française, qui tentait de diviser les militants et de saper leur engagement. En outre, l’hostilité de l’État français a contribué à durcir l’opposition, ce qui a rendu leur action encore plus difficile.

Un autre défi majeur a été la gestion des tensions internes. En plus des divergences idéologiques, il y avait aussi des désaccords sur les stratégies à adopter, entre ceux qui prônaient la lutte armée et ceux qui souhaitaient un soutien plus diplomatique ou plus politique. Le FLN a donc dû trouver un moyen de structurer ses actions, d’organiser la résistance dans un contexte de grande hostilité et de division.

Cependant, malgré ces défis, ce qui a permis de surmonter ces obstacles, c’est la solidarité entre les militants. Grâce à leur détermination, leur organisation et leur discipline, ils ont pu faire face à ces difficultés et mettre en place un réseau de soutien qui a été fondamental dans le processus de libération. Leur engagement ne se limitait pas seulement à la libération de l’Algérie, mais à l’unité du peuple algérien, à la construction d’une conscience collective qui a finalement permis de gagner l’indépendance.

Vous avez, aussi, mentionné que la lutte armée pour se libérer du colonialisme est plus facile que la construction d’un État et d’un pays. Pouvez-vous développer cette idée et expliquer pourquoi cette transition est si complexe ?

Récemment, à Paris, une jeune algérienne parlait avec une jeune camerounaise. Naturellement, l’algérienne évoquait l’indépendance, la Révolution, etc., comme beaucoup d’Algériens le font. Mais la Camerounaise lui répondit quelque chose de marquant : « Et vous, vous avez gagné la guerre. Nous, on l’a perdue. Vous avez acquis votre indépendance, nous, elle nous a été octroyée. » Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas la même chose. Il faut bien comprendre cela : l’Algérie s’est libérée.

En quoi, selon vous, la Révolution incarne-t-elle un modèle universel de lutte pour l’indépendance et de lien entre les leaders révolutionnaires et le peuple ?

Je crois qu’il est important d’avoir pleinement conscience que la vie de l’Algérien et son histoire sont marquées par un événement majeur du 20e siècle : la lutte de libération nationale. Cette guerre, menée par le peuple algérien, s’inscrit dans une continuité historique qui remonte à plusieurs siècles. La Révolution est une date phare. Elle a marqué l’histoire non seulement de l’Algérie, mais aussi du continent africain tout entier, car elle fut l’une des luttes armées les plus importantes de l’époque.

Si la lutte du peuple algérien a été victorieuse, c’est en grande partie grâce à ceux qui l’ont initiée : le groupe des 22. Ces militants, souvent issus de l’Organisation spéciale (OS), avaient un long passé de résistance et étaient profondément liés au peuple. Ils vivaient au sein de la population, partageant leurs préoccupations et leur détermination.

Je me souviens d’une phrase que l’un des 22 m’avait confiée : lorsque les militants allaient à la rencontre des villageois dans les montagnes ou les campagnes, ces derniers leur disaient « Pourquoi venez-vous nous déranger ? Le garde-champêtre risque de rapporter cela aux Français. Mais faites cette Révolution, nous sommes prêts.

Cette phrase résonne avec les mots de Larbi Ben M’Hidi. Lancer la Révolution dans le peuple, et il s’en emparera. Cela montre bien la force de ces hommes visionnaires. Ils ont su choisir le moment historique pour déclencher la Révolution et, par la suite, la conduire avec un immense courage et un lien indéfectible avec le peuple.

La reconnaissance par Emmanuel Macron de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi par les militaires français constitue-t-elle, selon vous, une étape suffisante, ou pensez-vous que la France doit aller plus loin pour assumer sa responsabilité dans l’ensemble des crimes commis durant la guerre d’Algérie ?

La reconnaissance, le 1er novembre 2024, par Emmanuel Macron de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi par les militaires français est un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Cependant, il est temps d’arrêter de morceler la reconnaissance historique. Nous avons déjà Maurice Audin, Ali Boumendjel, et maintenant Ben M’hidi, qui ne sont, en fait, que la face visible de milliers de victimes algériennes. Des milliers de personnes ont été torturées en Algérie et en France. Si chaque année, on se limite à mettre en lumière un seul cas, cela n’a pas de véritable sens.

Aujourd’hui, il est essentiel de souligner que Macron a reconnu que la France avait recours à la torture. Cependant, le véritable problème que nous posons est que ces actes ne sont pas le fait de tortionnaires isolés ni de simples bavures. La torture a été pratiquée comme un système, conceptualisé par des militaires français de retour d’Indochine. Ce système a été enseigné dans les écoles militaires françaises sous la forme d’un triptyque : terroriser, retourner et pacifier. Ce triptyque a été théorisé, enseigné et appliqué systématiquement en Algérie, notamment sous l’administration de Robert Lacoste, qui avait transféré les pouvoirs de police à l’armée.

Des centres de torture ont été créés, et la torture était enseignée comme une méthode de guerre. Cela n’aurait pas été possible sans la couverture de l’État français. Où sont aujourd’hui les généraux qui ont ordonné et orchestré ces pratiques ? Ceux qui s’y sont opposés, comme le général de Bollardière, ont été marginalisés, emprisonnés dans des forteresses. En réalité, la France a exporté cette méthode, et elle est aujourd’hui intégrée dans les pratiques de l’OTAN sous l’appellation de « conception française de la lutte ». C’est tout l’État français qui porte la responsabilité des tortures de milliers d’Algériens.

Le problème ne se limite donc pas à reconnaître qu’il y a eu recours à la torture, mais à admettre la responsabilité de l’État français et de ceux qui ont pris des décisions au plus haut niveau. Cependant, nous n’en sommes pas encore là.

Comment percevez-vous l’évolution de la cause palestinienne dans le contexte international actuel, notamment face aux changements géopolitiques en Europe ?

Les gouvernements européens ne sont plus ce qu’ils étaient durant la guerre d’Algérie, et cela concerne globalement tous les pays européens. Pour les Palestiniens, la situation est encore plus difficile aujourd’hui, et elle est aussi plus effrayante. Il y a eu un changement. Pendant la guerre d’Algérie, l’Algérien était perçu comme un bougnoul, un melon, un fellaga, mais la question de l’islam ne faisait pas encore surface. De 1954 à 1962, ce n’était pas parce qu’ils étaient islamistes ou musulmans qu’ils étaient rejetés, c’était à cause de leur origine arabe ; c’était du racisme, voilà la vérité. Mais la question religieuse n’était pas en jeu à cette époque.

C’est une grande intelligence de la part de Fenek lui-même. Il a travaillé au sein des réseaux de soutien sans faire de distinction, que ce soit entre communistes, juifs ou chrétiens. Il n’a jamais fait de différence ; tous ceux qui l’ont aidé, il les a soutenus. Cette ouverture fait partie de son intelligence. Mais aujourd’hui, la situation a changé, et la question de l’islam se pose différemment, ce qui, effectivement, contribue à une radicalisation plus marquée.

De plus, l’Europe d’aujourd’hui n’est plus la même qu’elle l’était dans les années 50. À cette époque, elle était toute-puissante, militairement dominante et économiquement en contrôle. Aujourd’hui, nous vivons dans un nouveau monde. Depuis le 20e siècle, l’Occident a perdu des guerres majeures : l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Libye… il a perdu toutes ces guerres. Ce qui était le Tiers-Monde, avec des mouvements comme Bandung, le groupe des 77, etc., a évolué.

Le Tiers-Monde, ou plutôt les pays dits sous-développés, comme on les appelait autrefois, étaient dans une position de demande permanente, quémandant des rapports plus égaux entre le Nord et le Sud. Ils étaient demandeurs de cela. Aujourd’hui, ils ne sont plus dans cette posture de demande, ils sont en mesure d’imposer des changements. C’est un bouleversement total.

Lorsque je parle de la décadence de l’Europe, je fais référence à un phénomène profond. Au début du 20e siècle, le soleil ne se couchait jamais sur les empires coloniaux européens. Aujourd’hui, ces empires n’existent plus, et l’Europe se replie sur elle-même. Dans les réactions de nombreux Européens, il y a une peur palpable. Ils sont conscients de ne plus être ce qu’ils étaient, et cela génère une peur qui participe à la radicalisation de certaines franges de la population. Il est important de lutter contre cela et de le comprendre.

Mais en dehors de cela, il y a un déclin irréversible. Le Global South représente désormais 87 % de la population mondiale, tandis que le Global North ne représente plus que 17 %. L’affaire est jouée, le rapport de force a changé, vous avez gagné.

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