Il y a 11 ans, disparaissait Na Cherifa, l'icône de la chanson populaire d'expression kabyle

BEJAIA - Il y a 11 ans, jour pour jour, disparaissait l’icône et la pionnière de la chanson féminine d'expression kabyle, Na Cherifa, de son vrai nom Ouardia Bouchemal, à l’âge de 88 ans, après un parcours mouvementé mais fascinant, laissant derrière un riche répertoire musical.

D’Akbou (Bejaia) qui a vu éclore son talent, à l’Olympia et au Zénith (Paris) qui ont consacré sa dimension universelle en passant par Alger au sein de la radio nationale où elle a affûté son talent artistique, celle que d’aucuns apparentent à la mère du prélude (Achewiq), a réalisé un parcours singulier et impressionnant, en bravant souvent tous les défis et embuches croisés sur son chemin, notamment à ses débuts durant la période coloniale, où il était mal vu qu’une femme chante si ce n’est dans un cadre familial et rituel admis.

A ce propos, l’éminente anthropologue Tassadit Yacine n’hésite pas à qualifier son déboulement et par ailleurs celui, concomitant de la grande H’nifa, sur la scène artistique, de "révolution sociale", notamment en animant à la radio une émission, intitulé "Urar l’Khelath" (fête de femmes) qui a eu pour mérite de révéler une authentique création féminine, mais aussi de mettre sur rail le processus de rayonnement de la culture kabyle.

"C’était une femme émancipée pour sa génération", a-t-elle soutenu, mettant en relief "ses très beaux textes de penseur libre".

"Elle chante l’amour et tout ce que vivait sa société en dehors de la tradition. Sa création avait un puissant ancrage social et politique. Pour cette raison, elle était aussi engagée contre le colonialisme", a encore opiné l'anthropologue, relevant "les richesses tant poétiques que musicales" de l'œuvre de Cherifa.

Née en janvier 1926 à El Main, dans la wilaya de Bordj-Bou-Arredj, Na Cherifa a laissé un patrimoine d’un millier de chansons dont 800, dument répertoriées et le reste a été perdu ou laissé à l’usage d’artistes anonymes.

Parmi ses grands succès, y figurent des morceaux anthologiques, chantés dans les maisons et occasions de fête depuis des décennies sans prendre la moindre ride ou reprises goulument par la génération montante.

"Bqa aala Khir aya Akbou" dont le titre est rentré dans le dictionnaire des locutions kabyles signifiant "Adieu à jamais", "Aya Zerzour" (? étourneau), "Idak Erouh" (l’âme est épuisée) et tant d’autres, pour la plupart enregistré à partir de 1952, une période durant laquelle elle a écrit et chanté de façon compulsive. Ces tubes ont toujours la cote et bénéficient d’une rare fascination auprès du public.

Son parcours est singulier mais aussi tumultueux dont le déroulement est absolument sidérant pouvant faire œuvre d’une fiction cinématographique épique. Orpheline de père et de mère, Cherifa vivait dans des conditions sociales très démunies, à l’instar du reste de tous les jeunes algériens de son époque, soumise à la privation et aux méfaits du colonialisme, se contentant de chanter dans les champs tout en gardant les moutons. Mais consciente du don que le ciel lui a accordé, elle décide d’en tirer profit.

Muni de son balluchon, elle quitte à 18 ans son village natal et s’installe dans la région voisine d’Akbou, où elle fait ses premiers pas avant de rejoindre Alger, pour s'y installer de longues années, en travaillant notamment à la radio, avant d'en sortir épuisée par des difficultés financières.

Quelques années plus tard, Na Cherifa s’établit en France, avant de revenir au pays et de recommencer sa carrière d’artiste à partir des années 70.

Elle s’y implique complètement mais ne s’en contente pas, ayant eu à cœur de voler au secours des démunis mais surtout des orphelins qui lui rappelaient sa propre condition. Elle est restée à Alger jusqu’à sa mort le 13 mars 2014, fermant la parenthèse d’une vie mouvementée certes, mais passionnante avec des œuvres intemporelles.