Les temps changent, et avec eux, les privilèges indus. Après des années d’échappatoire fiscale, les influenceurs marocains – youtubeurs, instagrameurs, tiktokeurs et streamers – sont désormais rattrapés par l’inexorable bras du fisc. Une mesure attendue, réclamée et surtout nécessaire, pour remettre un semblant d’équité dans une société où la majorité s’acquitte de ses obligations fiscales pendant qu’une élite numérique accumulait des fortunes à l’abri de toute contrainte.
Un privilège injustifiable
Que l’on soit fonctionnaire, commerçant, ouvrier ou chef d’entreprise, l’impôt est un passage obligé. Pourtant, les influenceurs marocains, malgré des revenus souvent colossaux, ont longtemps bénéficié d’un statut quasi-intouchable. Une injustice criante, alors que ces figures du numérique affichent sans complexe un train de vie fastueux, financé par des revenus non déclarés. Des millions de dirhams échappaient ainsi chaque année aux caisses de l’État, creusant un fossé de plus en plus béant entre cette nouvelle élite numérique et les travailleurs lambda.
Déjà en 2023, l’administration fiscale avait envoyé des avis à pas moins de 120 influenceurs, les sommant de régulariser leur situation relative aux trois dernières années. Mais depuis, silence radio. Aucun chiffre officiel ne confirme si ces régularisations ont réellement eu lieu. Ce flou nourrit un sentiment d’injustice parmi les contribuables, qui n’ont, eux, jamais eu la possibilité de négocier leurs obligations.
Un contrôle fiscal enfin à la hauteur des enjeux
Cette époque d’impunité semble toucher à sa fin et le temps des comptes a enfin sonné. Avec la mise en place d’une cellule spécialisée au sein de l’Office des changes, l’Etat affiche sa détermination à traquer les fraudeurs numériques. Dotée d’une base de données sophistiquée, cette unité scrute les transactions financières des influenceurs au Maroc et à l’étranger. Bank Al-Maghrib, en collaboration avec d’autres institutions bancaires, fournit des rapports détaillés tous les dix jours.
Résultat ? Des chiffres édifiants : entre 2018 et 2022, les revenus non déclarés de ces influenceurs s’élevaient à 3 milliards de dirhams. Une manne colossale qui aurait pu financer des écoles, des hôpitaux ou des infrastructures essentielles.
Ce chiffre, impressionnant, ne reflète pourtant qu’une partie de la réalité. De nombreux créateurs de contenus n’hésitent pas à transférer une partie de leurs revenus à l’étranger pour éviter toute traçabilité.
En effet, les revenus générés par cette élite numérique sont souvent bien plus importants. Certains influenceurs gagnent plus de 100.000 dirhams par mois, les plaçant dans les tranches d’imposition les plus élevées, jusqu’à 38% de leurs revenus. Mais jusqu’à présent, très peu ont payé, ne serait-ce qu’un centime au fisc.
Un manque de transparence, des doutes persistants
Si le gouvernement a annoncé une taxe de 30% sur les profits des influenceurs à partir de 2025, le sort des montants dus pour les années précédentes reste un mystère et soulève une question plus large : Pourquoi cette catégorie a-t-elle bénéficié si longtemps de passe-droits ?
Si les autorités disposent aujourd’hui de tous les outils nécessaires pour traquer les fraudeurs, leur capacité à traduire ces contrôles en rentrées fiscales effectives reste à prouver. Les contribuables attendent des résultats concrets : combien ces influenceurs doivent-ils réellement, et surtout, combien ont-ils payé jusqu’à présent
Pour que cette campagne fiscale soit un succès, elle doit être menée avec rigueur et transparence. Les autorités ne peuvent se contenter d’envoyer des avis ou de menacer de sanctions. Elles doivent aller jusqu’au bout : recouvrer les montants dus, publier les chiffres et démontrer que personne n’est au-dessus des lois.
En plus, la question dépasse la simple fiscalité. Les influenceurs, souvent érigés en modèles par la jeunesse, incarnent l’exemple d’une réussite rapide, basée sur la superficialité et la consommation ostentatoire, dans un pays où les opportunités économiques demeurent inégalement réparties. Mais quel message envoient-ils lorsqu’ils se dérobent à leurs obligations fiscales ? Ces comportements, loin d’inspirer, ternissent l’image de tout un secteur qui pourrait, s’il était encadré et responsabilisé, contribuer au développement économique du pays.
Il ne s’agit pas ici de stigmatiser une profession ou un secteur, mais de rétablir une équité de traitement. Les créateurs de contenus numériques, comme tout autre acteur économique, doivent contribuer à l’effort collectif. Ce n’est qu’en jouant le jeu de la transparence que cette industrie pourra gagner en crédibilité et en respectabilité.
L’exception marocaine
Si le Maroc commence tout juste à rattraper son retard en matière de taxation des influenceurs, de nombreux pays à travers le monde ont depuis longtemps intégré ces nouveaux métiers dans leur cadre fiscal. Ces nations ont compris que, derrière le strass et les paillettes des réseaux sociaux, se cache une véritable industrie générant des milliards de dollars. Là-bas, les créateurs de contenus ne bénéficient d’aucun passe-droit : ils paient leurs impôts comme tout autre citoyen ou entreprise et les sanctions en cas de fraude sont sévères.
Prenons l’exemple de la France, souvent citée comme référence en matière de régulation numérique. Les influenceurs français sont tenus de déclarer leurs revenus provenant de partenariats, de placements de produits ou de publicités sur YouTube, Instagram et TikTok. L’administration fiscale veille au grain : elle n’hésite pas à enquêter et à infliger des pénalités importantes en cas de dissimulation de revenus. Récemment, plusieurs influenceurs ont été lourdement sanctionnés pour avoir tenté de cacher leurs revenus en utilisant des comptes bancaires à l’étranger.
Aux Etats-Unis, le fisc est encore plus intraitable. Les créateurs de contenus sont soumis aux mêmes obligations fiscales que n’importe quel autre travailleur indépendant ou entrepreneur. Les revenus générés par les plateformes numériques, qu’ils soient issus de publicités, de dons ou de sponsoring, sont minutieusement contrôlés. Les sanctions en cas de fraude peuvent inclure des amendes colossales, voire des peines de prison pour les récidivistes. De nombreux influenceurs américains engagent des conseillers fiscaux spécialisés pour éviter toute erreur ou omission.
Ces régulations n’ont en rien freiné l’essor de l’industrie des influenceurs dans ces pays. Au contraire, elles ont contribué à la structurer et à la professionnaliser. Les créateurs de contenus y bénéficient de statuts clairs, leur permettant de développer leurs activités dans un cadre légal, tout en contribuant aux finances publiques.
En comparaison, le retard marocain a permis à de nombreux influenceurs de prospérer dans une zone grise, accumulant des fortunes parfois colossales sans jamais en rendre compte. Cette situation ne profite ni à l’Etat, ni aux citoyens, ni même à l’industrie elle-même, qui reste perçue comme opaque et peu fiable.
En s’inspirant de ces modèles internationaux, le Maroc peut non seulement rattraper son retard, mais également envoyer un message fort : aucune profession, aussi moderne ou innovante soit-elle, n’est au-dessus de la loi. L’égalité devant l’impôt est un pilier de la justice sociale et il est temps que ce principe s’applique à tous, sans exception.
Mehdi Ouassat